Mardi, 11 juin
A six heures du matin, le soleil joue dans la robe bleue des glaciers qui tombent à la mer. Des otaries effleurent la surface de l’eau. Nos voitures semblent avoir froid. Les montagnes, les collines, les rochers n’ont pas disparu. A droite, à gauche, ils sont devenus notre dernier horizon. Pas une maison, pas un signe de vie. Juste les lichens, les parois lisses et désertes, l’eau et le ciel. Qui pourrait habiter ici ? Notre journée est rythmée par les repas dans la petite salle du haut, les discussions sur le pont, les projets et la lecture dans les cabines enfumées. Alain court autour des cheminées avec sa caméra, Georges et Roland réalisent un clip sur une musique de Téléphone, Guilène caresse le chat du capitaine, Christine répond in extremis à ses admirateurs, Philippe pense sans doute à Buenos Aires. Chacun réfléchit au retour sans se l’avouer. Le plus content ? Sans doute Alexandre puisqu’il va retrouver son chien et la fondue, la vraie, avec du fromage qui coule. Roland va pouvoir s’inscrire de justesse sur les listes électorales de La Chapelle-en-Vercors ; Georges va sans doute quitter Montpellier et « monter à Paris » pour tenter sa chance ; Christine ne sait pas si elle va garder son poste d’infirmière. En huit mois de scène, le Raid a allumé des passions. Guy a bien fait de prévoir le tour du monde dans ce sens ; la nostalgie a fleuri sans problème sur les rives désolées de la Terre de Feu.
23 heures. Déjà un jour de mer. Le cuisinier est devenu mon ami. Il me raconte que le capitaine vient de recevoir un message radio selon lequel un bateau a fait naufrage dans le secteur au début de la semaine, avec cinq hommes à bord. Depuis, personne n’a eu de leurs nouvelles. Un petit avion aurait repéré l’épave à quelques mètres d’ici. Je monte aussitôt au poste de pilotage dans lequel règne une calme effervescence. Le radar balaye le vide sous les yeux fixes du mousse. Le capitaine vient d’emprunter un chenal parallèle, guidant son bateau au bout d’une impasse ressemblant à un petit fjord. Le fond plat du navire lui permet d’approcher les rives à quelques mètres seulement. La sirène hurle dans l’obscurité. Maintenant, le moteur est arrêté et tout le monde retient son souffle sur le pont. Le phare de poursuite balaye les côtes désertiques, accrochant des formes, animant des ombres, creu sant les reliefs. A chaque instant, on croit apercevoir un mouvement, à peine perceptible. Il faut bien observer, bien écouter, ne laisser passer aucune chance car un blessé ne bougerait pas beaucoup. Puis le bateau va un peu plus loin, devant une grande montagne qui tombe brusquement dans les eaux glacées et noires. La lueur blanchâtre fouille mètre par mètre les falaises sauvages, va, vient, s’arrête, repart. Le silence est lourd, seulement rompu par la sirène. Nous réalisons que quelqu’un est peut-être là, derrière ce cercle blanc qui perce l’obscurité, quelqu’un fatigué par cinq jours d’attente, quelqu’un sans doute blessé, mortifié par le froid et la faim, quelqu’un qui n’a pas la force d’appeler ni de bouger.
Alors, quand le bateau hurle une dernière fois, remet le moteur en marche et s’éloigne de la rive, nous sommes pris d’un profond remords en nous disant que peut-être une paire d’yeux sans force nous regarde partir, dans ce coin perdu où ne s’aventurent même pas les bateaux.
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