Costa Rica, un pays désarmant

19 avril 1985

En survolant le Guatemala, je pense à toutes ces images de combats que j’ai si souvent commentées au journal télévisé d’Antenne 2 : les maquis, les villages en feu, les exécutions sommaires, qui sont le lot quotidien du Salvador, du Nicaragua et du Guatemala. Et je me demande comment un petit pays comme le Costa Rica peut s’insérer au milieu d’une telle poudrière. J’avais appris que la « Côte Riche » était belle, calme et stable, mais qu’allons-nous réellement y trouver ?

Première vision : celle de ce panneau annonçant le Nicaragua à 150 kilomètres et Panamà à 200 kilomètres. Avec ses petites maisons aux couleurs vives, San José ressemble à un gros village. Le vert des murs rivalise avec le bleu des balcons, les ombres jouent sous les arcades, la foule déambule sans but précis, « Le Petit Café » et « La Parisienne » ne rappellent en rien les conquêtes espagnoles ; quelques notes s’échappent du Théâtre national, leur grande fierté, en se perdant sur les visages tranquilles des hommes à chapeau blanc.

Le Costa Rica a dû être oublié par les superpuissances. Ce calme au soleil est une insolence, un affront aux planètes qui grondent à quelques kilomètres seulement. Dans la voiture qui se dirige vers la frontière du Nicaragua, je découvre sur une petite brochure cette citation de Ricardo Oréamuno , ancien président : « L’école tuera le militarisme. C’est pourquoi nous avons fait d’une caserne une école. Le Costa Rica est un pays qui possède plus d’enseignants que de soldats et qui transforme les casernes en écoles. D’ailleurs, il n’y a même pas de soldats, puisque le Costa Rica est « le seul pays au monde sans armée ». Voilà sans doute pourquoi 27 % du budget national sont consacrés à l’éducation, permettant ce résultat étonnant : le taux d’analphabétisme est passé en dessous de 10 %. Il est le plus bas de l’Amérique latine après celui de l’Argentine.

A Tilaran, au milieu d’une petite cour d’école, des dizaines d’enfants en chemisette blanche écoutent une fillette, debout sur un banc. De son  haut, elle harangue la foule.

  • Je m’appelle Loriela Nivas et représente l’école Ascunsion Esquivel . Vous le savez, des élections vont avoir lieu pour choisir le ?résident de l’école. Je me présente ! (Ses grands gestes fascinent les infants. Elle ressemble à une mère qui aurait porté le monde à bout le bras.) Si je suis élue, j’achèterai du matériel pour l’école et l’éducation physique, et, croyez-moi, notre école se distinguera des autres ! Il faut cultiver le civisme au Costa Rica. Les cahiers et les stylos, c’est plus important que les armes ! Nous, les enfants du Costa Rica , nous utilisons le papier et les crayons pour nous éduquer. Tout le monde n’a pas cette chance… ayons pitié des enfants du Nicaragua !

Une ovation l’emporte et j’ai bien du mal à approcher ce petit bout de Femme… Je la salue, elle m’embrasse.

  • Dis-moi, Loriela… quel est le nom de ton parti ?
  • C’est le parti de la Panthère rose.
  • Et quel âge as-tu ?
  • J’ai onze ans.

Son assurance est impressionnante et je doute fort qu’elle ne finisse pas présidente. La démocratie en culottes courtes se porte bien à quelques kilomètres seulement de la frontière du Nicaragua. Alors que notre guide Fabio nous y conduit en voiture, au milieu d’un paysage verdoyant, je me demande quelle espèce de bunker va obstruer la route et combien de garnisons borderont le no man’s land, jumelles et miradors à l’appui. En fait, là aussi, la surprise est de taille. Nous ne passons que deux ou trois contrôles au cours desquels un policier en armes jette un coup d’oeil sur notre véhicule et venons naturellement buter sur une ligne blanche, gardée par un homme en tee-shirt, les mains dans les poches. C’est la frontière…

Plutôt surpris, je vais voir le garde et lui demande comment il réagirait en cas d’attaque de l’ennemi.

L’homme est calme, comme s’il avait été gagné par le silence de la place : « Vous savez, nous n’avons pas de militaires au Costa Rica, ni d’armements. Si nous sommes envahis un jour, nous répondrons avec notre force. Nous avons la réputation d’être des hommes courageux, capables de défendre notre démocratie. » Derrière lui, un mur criblé d’impacts de balles témoigne d’accrochages violents entre les deux pays.

Un peu plus loin, un bâtiment faisant office de quartier général domine toute la plaine. Affalés dans leurs fauteuils, les « militaires » nettoient leurs pistolets en sirotant du coca. A quelques mètres du maquis et des fusillades, c’est le temps du repos et des conversations tranquilles. Le Désert des Tartares en attendant l’ennemi qui viendra, peut-être, un jour… Je pose la même question au chef qui arbore sereinement une collection de médailles et de galons. Sa réponse change un peu de nature :

  • Si nous étions envahis ?… Vous savez… nous ne sommes pas seuls… Nous avons des pays amis…
  • Lesquels ?
  • Le monde libre est l’ami du Costa Rica.

Je ne peux m’empêcher de regarder, derrière lui, la photo du président Reagan serrant la main du président du Costa Rica, une photo qui est à elle seule une réponse. Les pactes d’assistance signés entre les deux pays permettraient aux armées américaine et pana­méenne de se rendre sur place en l’espace de quelques heures seulement. C’est à cette différence près que le Costa Rica peut se passer d’une armée nationale.

Depuis notre arrivée dans ce pays, nous sentons la guerre quelque part, en demi-teintes, en arrière-plan. Elle n’est pas loin, peut-être là, dans le camp de réfugiés de Tilaran où nous arrivons à la tombée du jour. L’accueil que nous y recevons est un peu froid, au début. Visiblement, beaucoup de reporters sont venus promener leurs caméras ici. Une enseignante se précipite sur nous, en nous implorant de ne pas faire « n’importe quoi » : « Des journalistes sont venus ici, puis ont raconté que ce camp servait à entraîner les antisandinistes ! Non, monsieur, le Costa Rica n’est pas une base arrière pour les contras ! C’est une honte de salir notre pays à ce point ! »

Dans ces bâtiments de tôle ondulée, la promiscuité doit faciliter les tensions et les rivalités. Ils sont là, femmes, enfants, jeunes hommes, entassés à trente dans une seule pièce, sans travail, sans famille, sans pays, sans but. Le regard vide, les yeux fermés sur de longues batailles. Un gamin de quatorze ans me raconte sa fuite du Nicaragua :

  • Il y a eu un combat dans mon village, alors, j’ai pris la fuite.
  • Combien de jours as-tu marché ?
  • Trente-quatre.
  • Quand retourneras-tu au Nicaragua ?
  • Quand les communistes seront partis.

Le camp est devenu un port où débarquent les combattants sans armes et circulent les rumeurs les plus folles : un homme me raconte que « si vous n’êtes pas avec les sandinistes, vous êtes contre eux, et que cela est suffisant pour se faire arrêter ». La surenchère aidant, on y raconte de sordides histoires de cercueils remplis de pierres pour simuler la mort d’un fils auprès de ses parents ; de manifestations réprimées dans le sang, d’enrôlements forcés pour les garçons.

Ces soldats désarmés ont retrouvé leur liberté, mais ils parlent comme des prisonniers. Avec le regard perdu et le corps fatigué par tant d’exil.

Sur mon carnet de bord, je note cette conclusion : « Le Costa Rica est une surprise en Amérique latine. Fragile et chère. »

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".