J’ai l’impression que c’est un cauchemar

Mercredi, 14 novembre 1984 — Lainsburg.

Réagir. Il faut vite réagir. Je me suis endormi il y a quelques heures seulement. Les pansements sont devenus rouges pendant la nuit. Je suis complètement dans le brouillard. Ce qui s’est passé hier, j’ai l’impression que c’est un cauchemar, qu’il est encore temps de tout recommencer, sur de nouvelles bases. Après, c’est une suite ininterrompue de coups de téléphone à la compagnie d’assurances, au bureau de Télé-Union, où l’on s’active, à Bloemfontein un peu plus haut pour parler avec les filles. Benoît prend une nouvelle fois sa caméra pour filmer la voiture en plein jour. Elle est dans un garage, au fond de la petite cour de l’hôtel, un peu seule et triste…

Ma jambe me fait mal. Je boite. Sous un soleil déjà chaud, je me rends au poste de police, tellement heureux de pouvoir marcher, tandis que Jean-Pierre appelle Le Cap pour essayer de louer deux voitures. Au commissariat, le sergent établit le rapport de l’accident. Derrière lui, un grand panneau recouvert d’une centaine de photographies masque complètement le mur. Des chocs épouvantables, camions retournés, voitures aplaties, cadavres en sang. Une série de documents horribles à regarder. Sur une photo, on aperçoit même une jambe noire arrachée, seule sur la route. Je risque une question, en en devinant la réponse :

  • Tout cela est arrivé sur cette route, sergent ?

D’un ton blasé, monocorde, il me répond, sans lever les yeux:

  • Oui, dans le secteur. C’est un endroit très dangereux… La ligne droite, c’est monotone ; alors, beaucoup de conducteurs s’endorment…

Je n’en reviens pas. Tout cela me fait soudain très peur. Dans quoi nous sommes-nous lancés ?

L’après-midi, nous récupérons : une roue ici, une boîte-là, les piles, le groupe électrogène. Seul notre petit appareil photo appelé « barou­deur » a résisté, coincé entre le volant, les arceaux et les pédales écrasées !

A Paris, Citroën, les douanes, l’aéroport, la compagnie d’assurances et toute l’équipe de Télé-Union, Claude Hardy en tête, sont en train de gagner une superbe bataille. Le soir même, un avion avale dans sa soute deux nouveaux véhicules.

A dix-neuf heures, deux voitures de location arrivent à Lainsburg. Aussitôt, nous effectuons le transfert des bagages car il faut aller vite maintenant. Je suis censé précéder les candidats ; or, depuis quelques jours, je ne fais que les suivre, et je n’aime pas cela !

A dix-huit heures, nous partons, saluons notre hôtelier qui a encore du mal à tout comprendre, et nous lançons sur cette route que je trouvais si belle hier…

En tête, Gauthier Fleuri ; dans la première voiture de location destinée aux filles que nous allons rejoindre, le mécanicien-fennec Jean- Pierre Coppens ; derrière, Benoît, qui conduit cette fois, et moi. Nous roulons, roulons, roulons, jusqu’à ce que la route se fatigue de nous supporter.

A trois heures du matin, Benoît n’en peut plus. Nous nous arrêtons plusieurs fois dans des relais, hauts lieux de la gastronomie sud- africaine: bulles de coca et « fried chicken ». Tout cela a un look américain, étonnant sur ce fond de désert ! Un peu plus tard, nous nous rangeons d’urgence sur le bord d’un chemin, lorsque les paupières se ferment sans prévenir… Nous avions prévu de rouler toute la nuit, mais nous n’en pouvons plus. En quelques secondes, nos quatre têtes viennent s’effondrer sur le volant, contre les vitres ou sur le siège de la voiture.

La lumière du matin vient brûler nos yeux. Au fil des heures, mes jambes commencent à se colorer : vertes, brunes, bleues. C’est bien pour la couleur. Nous arrivons enfin à Bloemfontein pour récupérer les filles qui ont commencé à tourner une sombre histoire de gelée verte à laquelle je ne comprends rien ; mais je me dis que les tonneaux ont dû quelque peu leur remuer les méninges. A la gelée, nous préférons évoquer nos frissons respectifs. L’ambiance est joyeuse ; nous parlons longtemps, nous serrant, nous embrassant ; heureux d’être debout, intacts et vivants.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".