Mission accomplie

Vendredi, 14 juin 1985 — 6 heures du matin.

Les ruelles sont désertes. J’ai toujours aimé ces moments de solitude qui précèdent l’émission, lorsque je me rends au plateau. Je pense au texte, devenant perméable au moindre événement. Je m’imprègne de la rue, du visage des gens, des couleurs de leurs habits. Je m’imprègne du pays qui ne fait que passer. Mes chaussures collent au sol humide. En bas, dans la pénombre et le froid, des militaires hissent un drapeau au- dessus du canal, en répétant leur attachement à la patrie.

Le pilote de l’hélicoptère est un as. Il effectue d’incroyables mouvements au-dessus du village, du canal, des voitures qui font face à la mer et de la vedette-hôpital sur laquelle je vais retrouver les raiders. Dans mon oreillette, résonne pour la dernière fois ce générique que j’ai tant aimé. D’un coup d’œil, j’embrasse l’Argentine et le Chili avant d’ouvrir l’antenne pour dire, très ému :

  • Bonsoir. Sous nos yeux, le canal de Beagle ! Notre pari est tenu en huit mois, nous avons joint les deux points extrêmes de la planète. Vingt et un pays traversés, 45 000 kilomètres parcourus. Ici, nous sommes à quelques heures du cap Horn !

Tout est allé très vite ensuite. Le vote, je ne m’en rappelle plus. Les remarques des jurés, je les ai oubliées. Nous étions sur une autre planète. Après, nous avons tout rangé, tandis que Jean-Claude repartait avec la pochette jaune dans l’hélicoptère chilien. Celui-ci l’a déposé sur une vedette argentine au milieu du canal, qui l’a conduit jusqu’à Ushuaia. De là, il est monté dans un avion pour Rio Gallegos, puis Buenos Aires.

Au cocktail d’adieux, nous avons été fêtés. Le maire, les responsa­bles de la base et du tourisme sont venus écouter nos récits. Ils nous ont demandé aussi pourquoi les Français ne les aimaient pas. Nous avons parlé du régime, et du peuple chilien que nous préférions. Ensuite, Raymundo, le pilote de l’hélicoptère, nous a appris que la terre ne finissait pas ici. Il paraît qu’au-delà de la mer, une autre piste traverse un autre continent : l’Antarctique. Alors, nous nous y sommes donné rendez-vous pour bientôt, parce que Guy et moi détestons les génériques de fin.

Au retour, le Rio Cisnes ne semblait plus avoir de but, ni de destination. Chacun méditait dans son coin, un peu désorienté par ce vide soudain. Nous n’avons pas évoqué la prochaine étape.

Il n’y a eu ni briefing, ni rendez-vous, ni mises en garde, ni avertissements. Nous avons dérivé au fil de l’eau, comme sur un radeau sans gouvernail, j’ai tourné autour des candidats tel un capitaine sans armée. Ils enregistraient encore quelques images souvenirs, pour eux, tout simplement. Pour ne pas rester inactifs. Pour se voiler un peu la face. Je leur ai dit qu’enfin, j’allais avoir un récit-étape complet, riche, varié. Nous avons ri de notre solitude, comme ceux qui ont perdu quelque chose d’essentiel dans leur vie.

Je n’ai pas aimé ce retour parce qu’il nous a mis en face de nous-mêmes, de nos rêves qui n’existaient plus soudain, de notre aventure passée qui prenait le dessus, emportant tout sur son passage. Demain, il n’y aurait rien à faire, il n’y aurait pas à courir, ni à crier, ni à téléphoner, ni à conduire. Demain, il n’y aurait rien à faire. Rien à faire.

Comme des collégiens à la veille des vacances, nous nous sommes amusés avec les moyens du bord. Les candidats maquillés de noir de fumée m’ont hissé sur une vieille planche de bois, puis suspendu au-dessus des eaux glacées du détroit de Magellan. Nous avons bu, ri, chanté, pour se dire au revoir d’une façon élégante.

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Didier Regnier

Didier a encadré la caravane du Grand Raid du Cap de Bonne Espérance à la Terre de Feu, animant l'émission sur le terrain et réalisant des récits étape pour présenter les pays traversés et illustrer les aventures et anecdotes de la semaine. Ses articles sur ce site sont des extraits du livre qu'il a publié en 1985 chez Robert Laffont, "L'Aventure du Grand Raid".